L’entrepreneur, le sage et l’araignée

Zarathoustra se tenait devant la foule, son regard embrassant les visages tendus, les cœurs lourds d’interrogations et les esprits chargés de désirs vains. Il parlait de la vie comme d’une grande œuvre à tisser, une toile à la fois fragile et immortelle, formée de fils tendus entre le ciel et la terre.

Vous tous, foules d’hommes et de femmes, artisans et bâtisseurs, que tissez-vous vraiment ? Vos fils sont-ils sincères ou sonnent-ils creux ? Vos toiles sont-elles des œuvres vivantes ou des pièges pour vos semblables ? Sachez que celui qui tisse dans le mensonge scie les rayons mêmes de sa propre toile, et tôt ou tard, il s’effondre dans le vide qu’il a créé.

Mais avant qu’il ne puisse poursuivre, un jeune homme s’avança. Ses vêtements étaient ceux d’un bâtisseur du monde moderne, mais son visage portait les marques du doute et de l’inquiétude.

« Maître », dit-il, « j’ai quitté la foule et je viens à toi. Je suis un entrepreneur, mais mon cœur vacille. Les affaires sont un monde impitoyable, et je ne sais plus quels fils tisser, ni par où commencer. Parle-moi, toi qui as vu bien des toiles se former et se déchirer ».

Zarathoustra, interrompu mais non irrité, considéra le jeune homme, et dans ses yeux brilla la flamme de celui qui voit l’avenir à travers le présent.

Regarde l’araignée, jeune bâtisseur, dit-il enfin. Elle tisse dans l’inconnu, mais elle ne s’en effraie pas. Elle tend ses fils sans attendre que le vent se calme. Elle n’exige pas de la tempête qu’elle fasse des promesses. Et pourtant, sa toile tient, et elle y trouve sa place dans ce vaste monde. C’est sur elle que tu dois prendre exemple.
L’araignée commence toujours par les fils de rayon. Ce sont eux qui ancrent sa toile au monde, ces lignes rigides qui forment le squelette de son œuvre. Pour toi, ces fils sont tes valeurs fondamentales, tes convictions inébranlables. Quelles sont tes règles ? Quelles vérités refuses-tu de trahir, même sous la pression ? Tends ces fils avec soin, car c’est sur eux que tout repose.
Mais prends garde : une toile faite seulement de fils rigides se brise. L’araignée ajoute les fils en spirale, souples et flexibles, qui relient les rayons et capturent les mouvements du vent. Ces fils sont ta capacité à t’adapter, à improviser, à plier sans jamais rompre. Songe à ceux qui ont traversé les mers et les tempêtes, qui ont navigué avec audace en acceptant de laisser le vent redessiner leur trajectoire. C’est cela, jeune créateur, la leçon des fils en spirale : la souplesse n’est pas faiblesse, mais une force dissimulée, celle qui sauve les grands bâtisseurs des abîmes.
Et regarde bien les intersections de la toile. Ce sont là les lieux où le rigide rencontre le flexible, où tes principes immuables s’unissent à ton art de l’adaptation. Ces nœuds, ce sont tes décisions éclairées, tes choix, les liens que tu formes avec tes alliés et même tes rivaux. Ces jonctions déterminent si ta toile peut résister aux vents.
Mais ne crois pas que ta toile sera éternelle. Elle se brisera. Une chute, un revers, un échec – cela viendra, et plus tôt que tu ne le crois. Mais apprends de l’araignée : elle ne pleure pas ses fils déchirés, elle les répare. Elle reprend ce qui est brisé et en fait le début de quelque chose de nouveau. Ce que tu perds, si tu le reconstruis avec patience, ne sera plus une perte, mais une force.

« Ô vénérable sage, s’écria de nouveau le jeune et impatient entrepreneur des temps modernes, on me répète souvent : Feins le bon comme le mauvais s’il le faut et fais semblant jusqu’à ce que tu y arrives. Dis-moi, toi qui connais le chaos et l’ordre, est-ce là une voie ou une impasse ? ».

Ne tisse jamais dans le mensonge, jeune bâtisseur. Chaque fil que tu poses doit être honnête, car un fil creux cède sous la moindre tension. Ceux qui t’exhortent à feindre qui tu es jusqu’à ce que tu y parviennes ne te donnent qu’un miroir brisé pour guide. Leurs paroles sont comme des vents trompeurs qui te soufflent d’être autre que toi-même, mais une toile bâtie sur la feinte se déchire au premier souffle d’épreuve. La toile de celui qui feint n’est qu’un piège pour lui-même, une œuvre vide qui le condamne à tomber dans son propre filet. Sois authentique dans chaque fil, car c’est ainsi seulement que la toile devient force. Reste fidèle à toi-même dans tout ce que tu entreprends. Rappelle-toi : une toile commence par des lignes droites, mais c’est dans ses courbes qu’elle devient une œuvre.
Va, donc, jeune ambitieux, et tisse, non comme quelqu’un qui craint l’échec, mais comme quelqu’un qui est toujours prêt à réparer les fils rompus.

Et le jeune entrepreneur repartit, empli d’une lumière nouvelle. Derrière lui, Zarathoustra, le regard tourné vers les montagnes, murmurait pour lui-même : L’homme est un bâtisseur, et sa grandeur réside dans sa capacité à tisser, défaire, et tisser à nouveau.

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