L’entrepreneur existentialiste : leçons sartriennes

L’idée selon laquelle il existe une « essence » de l’entrepreneuriat a surgi plus d’une fois dans la littérature académique au milieu de publications aux titres évocateurs tels que Essence of Entrepreneurship, The Essence of Entrepreneurial Success, The Experiential Essence of Entrepreneurial Thinking ou encore The Battle for The Essence of Entrepreneuriship. Dans ce premier texte de notre série intitulée « Philosophie & Management », Jean-Paul Sartre nous invite au contraire à nous méfier des essences sous toutes leurs formes pour laisser la place à la liberté.
La philosophie de Sartre part de l’idée selon laquelle l’homme n’est pas programmé d’avance par une quelconque définition, pas enfermé dans un code immuable, dans ce que le philosophe français appelle une « essence », c’est-à-dire dans des catégories historiques (les classes sociales, le milieu, etc.) ou naturelles (le sexe, par exemple) qui le détermineraient a priori. Là réside sa liberté, nous dit Sartre, dans le fait même de ne pas être prisonnier d’une prétendue « nature humaine » déterminante, dans le fait de pouvoir dépasser ou transcender tous les codes, et c’est cette liberté, bien entendu, qui est pour Sartre le propre de l’homme par excellence. Si « l’existence précède l’essence », hypothèse directrice de l’existentialisme sartrien, c’est donc au sens où il n’y a pas de concept de l’homme qui précéderait son existence. L’homme mène d’abord son existence, et son essence, au fond, n’apparaît qu’à la fin de sa vie. On ne peut jamais la définir ou la déterminer au préalable : « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait », nous apprend Sartre, il est « d’abord un projet qui se vit subjectivement […] rien n’existe préalablement à ce projet ». Tout le contraire d’un déterminisme essentialiste de l’homme qui enferme ce dernier dans un rôle en fixant à jamais son devenir.

C’est précisément de ce genre d’enfermement qu’il faut se méfier face à l’idée d’une essence de l’entrepreneuriat qui risque à son tour de figer l’entrepreneur dans un idéal-type. Celles et ceux qui cherchent par exemple à savoir ce qu’est un « vrai » (true) entrepreneur ne semblent pas viser autre chose. À coup de profilage et autres tests de personnalité, le portrait de l’entrepreneur génial finit par être taillé dans le marbre : curiosité, créativité, adaptation, conscience de soi, courage, prise de risque, résilience, etc. Nous sommes ici à deux traits du culte du héros de Carlyle.

Dans The Essence of Entrepreneurial Success, l’auteur écrit : « While there are notable exceptions, entrepreneurs who succeed often exhibit a characteristic profile display a strong need for achievement. They are comfortable with the consequences of their actions. Their risk-taking behaviour seeks to avoid very high probability of failure, regardless of rewards. Similarly, they seek to avoid very low rewards even if success is assured. They are goal-oriented and prefer measurable tasks. While their ventures are often rewarded with financial success, money is more of a measure than motivator to the entrepreneur. Ego drive, high energy, capacity to deal with ambiguity, and the need for independent action are frequent characteristics associated with entrepreneurial behaviour. The would-be entrepreneur should measure himself or herself against this profile before undertaking the personal and professional risks of a start-up venture ». C’est surtout la dernière phrase qui mérite d’être épinglée : l’aspirant-entrepreneur, prescrit l’auteur, doit s’assurer qu’il possède les qualités et les capacités susmentionnées avant de créer son entreprise sachant qu’un tel projet comporte une part de risque non négligeable aussi bien au niveau personnel que professionnel. Voyez comment l’auteur commet ici un « délit d’essentialisme » en fixant en amont ce qu’un entrepreneur est censé être comme archétype auquel tout porteur de projet devrait se mesurer pour réussir. Ici, l’essence de l’entrepreneur précède son existence : avant de vous lancer, vous devez vous assurer que vous êtes un « risk-taker », « goal-oriented », « ego-driven », etc. Sinon, c’est perdu d’avance.

Pour quelqu’un comme Saras Sarasvathy, auteure de la théorie de l’effectuation, le mythe de l’entrepreneur rationnel et divinateur, figure héroïque et solitaire, porteur de la grande idée qu’il planifie puis exécute avec succès, a vécu même s’il tend à persister, d’une part, en filigrane d’approches pédagogiques désemparées et, d’autre part, comme idéologie du développement économique à tout prix. Les mythes survivent parfois par confort, faute de recours. La théorie de l’effectuation, proposée par Sarasvathy depuis une vingtaine d’années, constitue un de ces recours et peut être considérée comme profondément existentialiste (au sens de Sartre). Elle prend pour prémisse un avenir non prédictible et envisage l’entrepreneuriat comme un exercice de transformation des moyens dans l’élaboration des fins. Il s’agit donc de rechercher les « effets » possibles de moyens donnés. Les objectifs de l’entrepreneur émergent au fur et à mesure de l’avancée du projet entrepreneurial en fonction de l’aspiration et des connaissances du fondateur, des rencontres et réseaux mobilisés et de diverses contingences. C’est précisément ce que Sartre veut dire lorsqu’il définit l’homme comme un « projet ».

De même, dans la logique effectuale, toute essence entrepreneuriale est neutralisée, et avec elle tous les portraits de l’entrepreneur taillés dans le marbre : « effectuation shows that what is achieved by the “expert” entrepreneur is achievable by the ordinary entrepreneur ». La figure de l’entrepreneur héroïque est démythifiée sans merci : « It shows how almost all enduring companies originate in rather mundane ideas spun from the everyday realities of normal people. The only difference is that some people choose to act entrepreneurially – namely, they choose starting a venture or building an organization as their method of action ». Au lieu d’une prétendue essence entrepreneuriale, Sarasvathy propose ici la notion d’agir entrepreneurial pour faire barrage à toute tentative essentialisante. Comme pour dire : rien ne précède l’acte de l’entrepreneur, ni figure archétypale ni dessein prédéterminé ; tout advient chemin faisant : « effectuation is a process to cocreate new ends, not only new ventures. In other words, the very purposes of entrepreneurs, why they do what they do is one of the artifactual outputs of the effectual process. That means effectuation is not about explaining why entrepreneurs do what they do. It is about explaining how their why emerges from what they do ».
Ainsi, à la question « Quelle est l’essence de l’entrepreneuriat ? », soulevée par des auteurs comme Norris Krugger et Jersy Cieslik, respectivement dans Essence of Entrepreneurship et What Lies Beneath? The Experiential Essence of Entrepreneurial Thinking, l’entrepreneur existentialiste répondrait sans broncher : « There is none ».
Derrière cette réponse, l’entrepreneur existentialiste refuse d’être déterminé par quoi que ce soit d’antérieur ou de transcendant à son agir car c’est sa propre liberté qui est en jeu. Il nous dit, pour paraphraser Sartre : « Je ne suis pas un coupe-papier ». Une formule rendue célèbre dans L’existentialisme est un humanisme : « Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept ; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie ». Autrement dit, si l’homme était conçu sur le modèle du coupe-papier, avec un concept ou une essence qui lui préexiste dans l’entendement d’un Dieu artisan, cela impliquerait qu’il y aurait une finalité de l’existence humaine, une destination de l’homme sur cette terre, programmée d’avance, ce qui pour Sartre limiterait, voire anéantirait l’idée même de liberté. De même que le coupe-papier, c’est son essence, est « fait pour » ouvrir des livres, l’homme, s’il avait une essence précédant son existence, serait lui aussi « fait pour » quelque destination, par exemple, « fait pour » servir les desseins de son créateur. Sartre poursuit son raisonnement : « On ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence […] précède l’existence ». Au contraire, si l’essence ne précède pas l’existence, il en va tout autrement : non seulement l’être humain est libre au sens où il n’est pas prédéterminé, mais il va devoir inventer sa vie, son destin, ses valeurs. Sarasvathy ne dit pas autre chose à propos l’entrepreneur comme maître de son destin : « effectuation is a process to cocreate new ends, not only new ventures ». Refusant d’être déterminé par une essence ou par un archétype a priori, à l’image du coupe-papier, l’entrepreneur existentialiste se donne les moyens de se réinventer en toute liberté et à tout moment.
Même l’illustre Peter Drucker, surnommé le « pape du management », aurait peut-être commis un délit d’essentialisme dans Innovation and Entrepreneurship en invoquant à son tour un idéal-type (probablement schumpétérien) pour distinguer le « vrai » du « pas assez » entrepreneur : « In the United States, for instance, the entrepreneur is often defined as one who starts his own, new and small business. […] But not every new small business is entrepreneurial or represents entrepreneurship. The husband and wife who open another delicatessen store or another Mexican restaurant in the American suburb surely take a risk. But are they entrepreneurs? All they do is what has been done many times before. They gamble on the increasing popularity of eating out in their area, but create neither a new satisfaction nor new consumer demand. Seen under this perspective they are surely not entrepreneurs even though theirs is a new venture ». Et Drucker de trancher quelques lignes plus loin : « Entrepreneurs innovate. Innovation is the specific instrument of entrepreneurship ». Ici, l’innovation est érigée par Drucker en instrument spécifique de l’entrepreneuriat, elle en devient par là même une condition sine qua non. De ce fait, l’auteur refuse de considérer le couple qui tient un restaurant mexicain en banlieue comme des « vrais » entrepreneurs sous prétexte qu’ils ne sont pas (assez) innovants. Pourtant, on peut imaginer que, dans un restaurant comme celui-ci, le couple avait très probablement prévu au moins une ou deux nouvelle(s) recettes(s), peut-être aussi un design ou une déco inédit(e). Ce n’est pas de l’innovation disruptive, certes, mais ce n’est pas non plus totalement dépourvu d’innovativité. Pire, si on suit la logique déterministe de Drucker, à savoir que l’essence de l’entrepreneur (i.e. innovation) précède son existence, il faudrait également refuser la carte de membre à toutes celles à tous ceux qu’on appelle aujourd’hui des « entrepreneurs par nécessité ». Ce qui serait tout bonnement insensé.

Selon Sartre, c’est ici que le danger pointe à l’horizon : lorsqu’une « situation » (l’innovation en est une) se mue en « détermination ». Bien entendu, Sartre n’est pas naïf, il sait bien que les hommes ont tous une histoire et une nature. Ce qu’il veut dire, au fond, c’est que les humains ne se laissent réduire ni à leur histoire ni à leur nature, c’est pourquoi il introduit une distinction cruciale entre « situation » et « détermination ». Nous sommes toujours, cela va de soi et nul ne saurait le nier sans nier la réalité, « en situation ». Il y a bien entendu une « condition humaine » : je suis né homme ou femme, dans tel milieu social, dans telle nation, dans telle culture et telle langue, dans telle famille, etc. Je suis donc toujours déjà inscrit au sein d’une situation particulière qui, du reste, peut éventuellement se muer en détermination. Mais cette situation ne se transforme pas forcément en détermination, elle ne saurait se confondre avec une privation totale de liberté : ce n’est pas parce que je suis née femme que je suis obligée de vivre dans la domesticité, rivée à ma cuisine et à l’éducation de mes enfants. Ce n’est pas parce que je viens au monde prolétaire que je deviendrai nécessairement un « rouge » ou un révolutionnaire.

Ce n’est pas non plus parce que Joseph Schumpeter, Peter Drucker ou Steve Jobs ont quasiment rabattu l’entrepreneuriat sur l’innovation (réductionnisme) que tout aspirant-entrepreneur serait déterminé dans son agir entrepreneurial par l’innovation entendue comme l’alpha et l’oméga de l’entrepreneuriat. On peut très bien être entrepreneur et viser autre chose que l’innovation (décroissance, slow innovation, entreprise frugale, etc.). Dans tous ces cas de figure, nous avons donc affaire tantôt à des situations tantôt à des déterminations qui viendraient anéantir la liberté. Sartre n’évacue pas le poids de la contrainte (culturelle, économique, politique, environnementale, etc.), simplement, il se refuse à y voir des codes qui nous programmeraient de part en part. Tout comme l’entrepreneur existentialiste se révolte contre le déterminisme a priori sous toutes ses formes : déterminisme de l’innovation, portrait-type de l’entrepreneur, etc. Autrement, nous dit Sartre, nous risquerions de nous résigner à un sort qui n’est pas le nôtre, à un devenir que d’autres ont tracé pour nous. Partant, nous serions de mauvaise foi.
La « mauvaise foi », au sens précis que lui donne Sartre, c’est l’attitude qui consiste à faire comme si nous étions dotés d’une essence préalable, d’une nature contraignante, déterminante, comme si notre essence précédait par conséquent notre existence et que, du coup, nous n’étions pas libres d’inventer nos vies. L’homme de mauvaise foi, c’est celui qui, en s’inventant un déterminisme à sa mesure, en invoquant une essence – une détermination – sociale ou historique, nie sa propre liberté. C’est celui qui prétend, pour expliquer ses échecs et ses déboires, avoir été prisonnier de conditions d’existence qui auraient joué le rôle d’une essence déterminante. Telle est la mauvaise foi, au sens de Sartre, qui consiste fondamentalement à s’inventer un déterminisme négateur de sa propre liberté, à prétexter des déterminations diverses, familiales, économiques, sociales, biologiques, tout ce qu’on voudra.

Pas de faux-fuyants non plus pour l’entrepreneur existentialiste car il est de « bonne foi ». Il sait faire la part des choses et se refuse d’invoquer une quelconque essence ou catégorie absolue – LA conjoncture, LA politique, LA famille, LA poisse, etc. – qui pourrait compromettre son agir entrepreneurial et sa liberté. Tout le contraire de la mauvaise foi de lentrepreneur essentialiste qui est un joueur : il « joue » à l’entrepreneur comme ce garçon qui se plaît à jouer au « garçon de café » dans L’Être et le Néant : « Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client. Enfin, le voilà qui revient en essayant d’imiter, dans sa démarche, la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu ». Il se donne tous les traits, toutes les manières caractéristiques de sa profession, pour être parfaitement conforme à ce qu’il s’imagine être son essence. Le malheureux s’efforce de faire en sorte que le moindre de ses gestes soit en tout point adéquat au rôle social dont il s’est imaginé qu’il doit lui coller à la peau.

Pourquoi le garçon de café est-il un peu trop empressé ? Ce « trop », qui revient à maintes reprises dans le texte, vient souligner l’idée que le serveur s’efforce de nier sa liberté. Ce « trop » est le lieu même de la mauvaise foi : « mauvaise » parce que en vérité, le garçon sait très bien qu’il n’est pas que garçon de café, que c’est un jeu, et c’est pourquoi il en fait d’ailleurs trop. Il en va de même de l’entrepreneur essentialiste qu’on reconnaît lui aussi à son attitude apprêtée car il sait, au fond, que le modèle qu’il se plaît à singer – idéal-type (tel que décrit par Carlyle, Schumpeter et Drucker) ou réel (Musk, Zuckerberg, Chesky, Oprah…) – est une fiction. L’entrepreneur existentialiste, lui, incarne pour ainsi dire son propre rôle et se taille un portrait à sa mesure.

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