La fusée compensatoire ou le mythe de la conquête spatiale

Dans Mythologies, Roland Barthes s’amusait à disséquer les objets du quotidien — la Citroën DS, le bifteck-frites, le catch — pour en révéler les coulisses idéologiques. Pour chaque cas, il appliquait une méthode en trois temps : la forme (ce qui se donne à voir), le concept (ce que ça prétend dire) et la signification (ce que ça cache vraiment). Aujourd’hui, les biftecks sont vegan, les catcheurs sont en 3D, et les fusées partent en direct sur Twitter. Mais les mythes, eux, n’ont pas changé : ils ont juste pris un peu d’altitude. Voici donc, en hommage mal élevé à Barthes et sous le regard désenchanté de Günther Anders, une petite anatomie du mythe de la conquête spatiale.

Prenez une fusée. C’est beau comme une sculpture minimaliste. Un long cylindre blanc, lisse, dressé fièrement vers le ciel, avec juste ce qu’il faut de hublots pour faire futuriste, mais pas trop pour rester viril. Quand elle décolle, elle fume, elle vibre, elle rugit. Elle crache littéralement tout ce qu’elle a dans le ventre. Le public retient son souffle, les caméras zooment sur la bête dressée, et les réseaux sociaux s’embrasent à coups de “moment historique” balancés entre deux emojis fusée. En termes de forme, tout est parfait : pureté des lignes, verticalité assumée, ascension spectaculaire. L’objet est un fantasme de designer, un élan plastique vers l’absolu. Bref, c’est du phallus à très haute résolution.

Officiellement, il s’agit d’un miracle technologique. Le concept, c’est celui du progrès : la science qui dépasse les limites, l’homme qui s’arrache à la gravité comme il s’est arraché à l’ignorance. La fusée est là pour explorer, découvrir, comprendre, et surtout : coloniser pacifiquement. On parle de “mission”, de “pas de géant pour l’humanité”, de “prochaine frontière”. L’espace devient un nouveau Far West, sans cow-boys ni Indiens, donc encore plus rassurant. Ce que la fusée incarne, dans le discours officiel, c’est le rêve éclairé d’une humanité scientifiquement ascendante et évoluée. Sauf qu’en vérité, elle trimballe surtout nos vieux démons avec des boosters.

Et c’est là que le philosophe Günther Anders nous ramène brutalement sur Terre. Pour lui, toute cette mise en scène spatiale n’est qu’un gigantesque fantasme sexuel mis en orbite. Dans Vue de la lune (1956), il écrit sans détour :

« Pas besoin d’être psychanalyste pour se rendre compte que l’enthousiasme paranoïaque de millions d’Américains pour les fusées et les vols spatiaux, notamment ceux qui visent la Lune, permet – voire exige – une interprétation psychanalytique. Il est indéniable que les fusées ressemblent à de gigantesques phallus. Les zeppelins, qui ont joué un grand rôle en tant que symboles, au début de la psychanalyse, ont désormais trouvé de dignes successeurs contemporains. Il est tout aussi indéniable que l’ascension verticale d’une fusée a un aspect érectile, et que le détachement des capsules, occupées par les petits hommes, ressemblent à d’énormes images d’éjaculation. Enfin, on conçoit aisément que l’alunissage a quelque chose à voir avec la conquête d’un sol vierge. En fait, cette chaîne d’événements ne contient pas un seul élément qui ne soit, ou ne puisse être vécu comme l’équivalent de quelque chose de sexuel ».

La signification réelle, derrière le rêve spatial, selon la lecture d’Anders, n’a rien de scientifique : une simple update cosmique d’un vieux logiciel macho déguisé en exploit technique. On n’explore pas l’univers, on le pénètre. On ne dialogue pas avec les étoiles, on les prend de force. Le ciel est devenu un terrain de chasse pour pulsions viriles, emballées dans du storytelling héroïque.

Aujourd’hui, ce sont les Bezos et les Musk, deux figures XXL du mythe cosmique du phallus, colonisateurs interstellaires en rut, qui sont les nouveaux grands prêtres de l’aventure spatiale. Ce ne sont plus les États qui envoient des fusées, ce sont des mâles milliardaires à tendance mythomane et mégalomane, bardés de logos, d’actions en Bourse et de complexes mal digérés. L’un a baptisé sa fusée New Shepard, comme pour rappeler subtilement qu’il est le berger – moulé dans un polo taille ambition – d’un nouveau troupeau céleste prêt à suivre son gourou musclé jusque dans l’au-delà orbital. L’autre, entre deux tweets sur l’intelligence artificielle et des concours de mèmes, déclare qu’il faut faire des enfants pour sauver la civilisation – surtout s’ils portent son ADN et son sens aigu de la grandeur. Elon Musk rêve d’un élevage de futurs colons, avant de tous les embarquer pour Mars, cette “vierge rouge” (au moins c’est plus voyant que la lune blanche).

On croit lire de la S-F, c’est juste du fantasme colonial upcyclé par des phallocrates en apesanteur. Derrière les casques de cosmonautes et les sermons transhumanistes, on retrouve les vieux refrains de la virilité anxieuse, de la panique démographique et du besoin compulsif de poser son drapeau quelque part — n’importe où, pourvu que ce soit vierge. Une libido à propulsion nucléaire, habillée en messianisme high-tech. Bref, à défaut d’atteindre l’infini, ces nouveaux tycoons de la conquête compensatoire auront au moins réussi une chose : étendre leur crise d’identité au reste du système solaire.

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