Barbie : deviens ce que tu es !

Barbie est un film popcorn pétillant qui fait aussi réfléchir. Ce n’est pas vraiment un film anti-patriarcat (ni pro-matriarcat d’ailleurs) car derrière les images plastiques rose bonbon et les slogans féministes parfois « in your face », le film parvient malgré tout à faire passer en filigrane un message « métamoderne » qui prend justement le contrepied des opinions binaires sur le sexe et sur le genre ainsi que celui du manichéisme austère et puritain des bons et des méchants. En vérité, le film navigue jovialement entre une foule de questions et de préoccupations tantôt frivoles tantôt brulantes sans jamais prendre position et semble ainsi osciller perpétuellement entre les extrêmes (idéalisme féministe, phallocratie des machos, consumérisme outré, etc.) qu’il dénonce et ridiculise à souhait. Pas de « morale de l’histoire » non plus pour Barbie qui nous donne avant tout une leçon de relativisme et nous avertit des dangers liés à nos propres fantasmes et illusions surtout lorsqu’ils sont projetés sur les autres. Enfin, en se voulant une comédie un peu trop consciente d’elle-même (autodérision, autocritique, franchissement du quatrième mur, etc.), le film fait mine de déconstruire le mythe de Barbie tout en espérant quand même vendre des poupées (le film est produit par Mattel).
La scène d’ouverture du film est franchement cocasse. D’abord parce qu’elle pastiche l’une des scènes les plus cultes du 7e art (2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick) mais aussi parce qu’elle a fait le choix de garder la musique de Richard Strauss (Ainsi parlait Zarathoustra) et avec elle quelque chose de nietzschéen. Derrière le kitch pop art des sixties (qui fait penser d’ailleurs à Pink Floyd ou aux Beatles plutôt qu’à Strauss) incarné par la toute première Barbie en maillot de bain à rayures noires et blanches et verres fumés, la scène annonce l’aurore d’une révolution : les petites filles, autrefois condamnées à changer les couches de leurs bébés poupées et à leur donner le biberon, ont réalisé grâce à la sculpturale Super-Poupée blonde (clin d’œil au Surhomme de Zarathoustra) qu’elles pouvaient faire autre chose que de « jouer aux mamans » et devenir tout ce qu’elles souhaitaient : médecins, ingénieures, juges, présidentes ou astronautes. Ainsi parlait Helen Mirren (la narratrice). Barbie (comme Zarathoustra) est présentée dans le film comme héraut du changement (la narratrice fait allusion au mouvement de libération des femmes aux États-Unis dans les années 1960 et à la deuxième vague féministe).
Toutefois, le voyage de Barbie n’est pas une « descente dans les profondeurs » pour prêcher la bonne parole comme dans le Zarathoustra de Nietzsche – ni d’ailleurs une « montée vers le ciel des Idées » (quête de la Vérité) comme dans le récit de la caverne de Platon. Et c’est là que le film surprend. Barbie habite à Barbieland. Une sorte d’Eden féminin ou du moins l’idée fantasmée que nous nous faisons de Barbie : blonde, mince et sans-souci. Dans cette petite bulle de perfection rose bonbon, toutes les soirées sont des soirées filles, les femmes occupent tous les postes à responsabilité et les hommes (ou plutôt les Ken) sont totalement accessoires. A Barbieland, seuls sont tolérés la bonne humeur et le loisir permanent (une sorte de Truman Show version girly). Cette vie en rose est brutalement interrompue quand Barbie se met à penser à la mort. Quelques centimètres de cellulite apparaissent sur sa cuisse. Et ses pieds perpétuellement cambrés deviennent soudainement plats. Terrifiée à l’idée de ne plus être parfaite, la poupée blonde accepte (sur les conseils d’une Barbie Bizarre déglinguée mais « sage », ce qui est comique et diablement provoc en soi !) de voyager dans le monde réel, le nôtre, pour comprendre ce qui lui arrive. Le voyage de Barbie n’est pas pour autant le « voyage du héros » décrit par Joseph Campbell. Dans le film, il n’y a pas à proprement parler d’ « élixir » conquis par le héros durant son périple qu’il rapporte avec lui dans son monde pour le rendre meilleur car les deux mondes (Barbieland et le monde réel) sont des bords ou des cas extrêmes.

C’est pourquoi Barbie semble perpétuellement « coincée » entre les deux, entre deux modèles qui ne fonctionnent pas en réalité : ni l’univers soi-disant « féministe » de Barbieland ni le patriarcat du monde réel ne permettent aux personnages de s’épanouir. Même dans un monde idéaliste comme Barbieland, où une femme noire est devenue présidente, certains n’y trouvent pas leur compte (une Barbie Bizarre stigmatisée, des Ken jaloux, le Ken de Ryan Gosling frustré…). Face à ce balancement entre deux réalités extrêmes, et finalement indésirables, Barbie flotte dans l’indécision : « I’m not really sure where I belong, I’m not sure I have an ending ». Et c’est ici que le film fait montre d’un métamodernisme assumé, car au lieu de trancher sur telle conviction ou telle idéologie, il nous invite plutôt à « sentir » le vertige de la situation, à osciller entre une extrême droite grotesque et une extrême gauche tout aussi craignos.

Après, on peut dire aussi que Barbie a malgré tout apporté avec elle quelque chose du monde réel, quelque chose comme le libre arbitre ou la connaissance de soi : « You have to figure out who you are, without me. It’s time to discover who Ken is », déclare Barbie. Manière d’inciter Ken lui aussi à chercher sa propre voie. À la fin du film, Barbie décide finalement de devenir humaine. Une femme. Mais ce n’est pas une « fin » en soi. C’est un choix (une possibilité) parmi d’autres. Certes, « On ne naît pas femme, on le devient » serait un « tagline » parfaitement assorti à l’odyssée de la Barbie de Margot Robbie. Mais ça marche aussi pour les autres sexes et genres représentés dans le film (il suffit de remplacer « femme » par tout ce qu’on voudra). En filigrane, le film nous dit au fond que nul n’a besoin d’une « origin story » gravée dans le marbre (la scène d’ouverture du film montre la toute première Barbie surgir de nulle part) ni d’une destinée fixée une bonne fois pour toutes (à la fin du film Barbie devient une femme sexuée) pour se connaître et pour se réaliser pleinement car le « devenir » est plus important que l’ascendance, les origines et la biologie. « Deviens ce que tu es », voilà peut-être ce sur quoi le film nous invite à réfléchir, c’est-à-dire sur tous les « devenirs » possibles et imaginables qu’on est en mesure d’expérimenter – du moins à respecter celles et ceux qui s’y aventurent.
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